La Princesse et son philosophe

LECTURE EN PUBLIC

Vendredi 22 mars 2019 à 14h30
Centre Sèvres | 35 bis, rue de Sèvres | 75006 PARIS


La correspondance entre Élisabeth de Bohème et Descartes

La Princesse et son philosophe est la rencontre de deux fortes personnalités : Descartes, « le plus grand philosophe » du 17e siècle en Europe, et une jeune femme philosophe d’une intelligence et d’une culture exceptionnelles. 

La mise en scène par Francis Marchal d’extraits de leur correspondance est une façon d’accéder au cœur de la pensée cartésienne.

On y voit en quoi elle peut être une « philosophie pratique » au service d’une profonde amitié.

Une amitié d’exception

La princesse et son philosophe
Elisabeth de Bohème

Tout se passe dans La Princesse et son philosophe comme si chacun des deux personnages se trouvait dans un moment de sa vie, et de son œuvre pour le philosophe, où cette rencontre avec l’Autre était devenue ce qui ne pouvait pas ne pas avoir lieu. Cependant, derrière les harmoniques d’une si parfaite proximité, se profile aussi de manière insidieuse mais insistante, les signes prémonitoires d’une fatale séparation.

Pour Descartes, ce moment de sa vie correspond à de vaines et féroces polémiques avec des théologiens d’Utrecht, et aussi à d’incessants débats et à de violentes querelles causés par  la nouveauté de ses idées.

Élisabeth représente à l’opposé, la figure de la correspondante exemplaire, qui non seulement cherche véritablement à comprendre son philosophe, mais le conduit par ses questions et remarques critiques à approfondir et à modifier ses idées.

Très vite, s’installe entre eux une profonde amitié, d’autant plus vive qu’elle surgit malgré les exigences d’une relation sociale très corsetée…

La princesse et son philosophe
René Descartes

Un remède à la mélancolie

Descartes et la mélancolie de la princesse Elisabeth 

La princesse Élisabeth de Bohême n’a pas 25 ans quand elle écrit, en mai 1643, sa première lettre à Descartes (47 ans), qu’elle a rencontré à La Haye. Lectrice du Discours de la méthode et des Meditationes, elle place son échange épistolaire sur le terrain de la médecine, en citant le serment d’Hippocrate et en qualifiant Descartes de « meilleur médecin » pour sa santé, celui qui a « la bonté de (lui) vouloir guérir le corps avec l’âme ». Descartes préconise des remèdes adaptés à sa patiente, « remèdes si salutaires », selon Élisabeth. Il a compris ce que la princesse lui a plus volontiers confié avec « franchise » qu’à ses médecins : « la part que son esprit avait au désordre du corps ». Il a pris au sérieux l’affection singulière qu’Élisabeth nomme « mélancolie ».

Mélancolie et génie

Des signes caractérisant cette pathologie, identifiée depuis l’Antiquité mais à la mode parmi les élites cultivées européennes au XVIIe siècle, et des indices l’inscrivant dans l’histoire de la médecine et de la philosophie, sont aisément identifiables dans les lettres d’Élisabeth. La mélancolie de la princesse s’inscrit dans le contexte médical traditionnel d’une association de cette affection avec la rate (siège de la ‘bile noire’, étymologie de mélancolie), Élisabeth souffrant d’ « opilations », c’est-à-dire d’obstructions de sa rate.

Sa mélancolie se déploie aussi en référence avec la réflexion philosophique, issue du Problème XXX,1, attribué à Aristote, liant mélancolie et « génie », mélancolie et être humain exceptionnellement doué, Descartes reconnaissant les exceptionnelles qualités intellectuelles de la princesse. Élisabeth a reçu l’excellente éducation des filles de haute naissance : elle a appris six langues, dont le français, les belles Lettres, la philosophie et les mathématiques. Elle s’intéresse à la politique, puisque les droits de sa famille la préoccupent et qu’elle interroge Descartes sur Le Prince de Machiavel. Elle pratique la poésie. Parmi les activités occupant l’esprit d’Élisabeth, la philosophie, la politique et la poésie sont, depuis l’Antiquité, réputées potentiellement dangereuses pour l’équilibre physique et mental, et prédisposant à la mélancolie.

En outre, l’esprit « mélancolique » d’Élisabeth relève de la typologie traditionnelle de l’état mélancolique lié à la tristesse, depuis les Aphorismes attribués à Hippocrate. Descartes relie la tristesse aux affections de la princesse et dit que la tristesse peut causer l’obstruction de la rate, la « fièvre lente » et la « toux sèche » d’Élisabeth. La correspondance indique les motifs de tristesse de la princesse.

Les tourments d’Élisabeth

Élisabeth est la fille d’un roi déchu, son père, Frédéric, Electeur palatin, défenseur du calvinisme, ayant perdu la couronne de Bohême. Sa famille, proscrite de Bohême et du Palatinat, a trouvé refuge en Hollande, à La Haye. En 1632, son père meurt de la peste. Dix ans plus tard, la guerre civile anglaise supprime la pension que le roi d’Angleterre allouait à sa sœur, la mère d’Élisabeth, restée veuve avec de nombreux enfants. Des ennuis financiers menacent la famille d’Élisabeth dont la mère réclame, pour ses enfants, le rétablissement des droits sur la couronne de Bohême et du Palatinat. Élisabeth évoque les incertitudes politiques liées à la guerre de Trente ans en Allemagne et à la guerre civile en Angleterre, la conclusion des traités de Westphalie (ne restituant qu’une partie du Palatinat à un de ses frères), puis l’exécution du roi Charles Ier d’Angleterre, son oncle maternel.

Elle parle aussi de la conversion d’un de ses frères, ce qui lui a « troublé la santé du corps et la tranquillité de l’âme ». Sa mélancolie est accrue par ses préoccupations religieuses, qui ont sans doute motivé son refus d’épouser le roi de Pologne, et par des intrigues familiales, comme l’assassinat, par un de ses frères, d’un gentilhomme ayant « séduit » une de ses sœurs.

Comment apprivoiser les passions ?

L’originalité de la correspondance entre Descartes et Élisabeth vient de ce que le sujet atteint de mélancolie est une femme. D’après les classifications du XVIIe siècle, le « cas Élisabeth » évoque plus celui des hommes d’esprit, des lettrés, ces « viri literati » évidemment en proie à la mélancolie qui signale leur caractère exceptionnel, leur « génie », que la cohorte des filles non mariées soumises à la vulnérabilité naturelle de leur sexe et à la puissance de leur « matrice » (utérus)…
Selon cette nosologie, la princesse, avec sa rate opilée, sa passion pour les travaux de l’esprit, sa tristesse accrue par l’imagination, son inquiétude et son intérêt constant pour sa santé, souffre d’une atteinte légère de « mélancolie hypocondriaque ». Mais l’analyse cartésienne de la pathologie d’Élisabeth et les conseils que Descartes prodigue sont insérés dans un contexte médical nouveau : celui de la circulation du sang. Descartes répond aux souffrances mêlées de la princesse en fonction de ce nouveau contexte.

Sans insister sur la « bile noire », il montre l’importance des « mouvements du sang » et de ses parties les plus fines, les « esprits animaux », ainsi que les dangers d’une oppression du cœur causée par une tristesse exacerbée par le rôle pathologique de l’imagination. En soulignant la « liaison entre notre âme et notre corps », Descartes met en avant le rôle thérapeutique de la raison, – permettant de dominer tristesse et désordres de l’imagination -, contre la mélancolie pouvant mener à la folie.

Son originalité est d’imposer la raison comme remède à la mélancolie et pour « apprivoiser » les passions. Descartes conseille aussi à Élisabeth, en buvant l’eau de Spa, de se « délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ».

Annie Bitbol-Hespériès